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Thierry de Smedt
Thierry de Smedt
Biographie

Technicien dans la production de médias (marionnettiste, décorateur et ingénieur du son).

Membre fondateur du Conseil de l’éducation aux médias en Belgique francophone (1994) et chercheur sur les usages informationnels et sociaux des nouveaux médias en réseau et, particulièrement, aux compétences requises et à la manière de les développer en contexte éducatif.

Contributeur à l’ouvrage dirigé par Éric Delamotte, Recherches francophones sur les éducations aux médias, à l’information et au numérique, à paraître aux Presses de l’Enssib le 14 mai 2022 dans la collection Papiers.

Semaine contre le racisme dans l'enseignement supérieur : entretien avec Thierry de Smedt, chercheur sur les usages informationnels et sociaux des nouveaux médias en réseau
Interview
  • Vous avez déclaré dans un entretien pour l'AFDS tv[1] que votre travail consiste à réfléchir sur « ce que font les médias de la société et ce que la société fait des médias ». Dans un contexte médiatique qui alimente les débats polémiques en clivant l'opinion sur des thèmes liés à la race au genre, aux orientations sexuelles, que nous révèle-t-il de nous-mêmes et de notre relation aux autres ?

Les nouvelles industries médiatiques sont capables non plus de gérer des informations (l’informatique), mais elles nous immergent dans des univers sociaux que nous ne choisissons pas, mais qui nous sont assignés par des algorithmes (la sociomatique). Ce changement nous révèle une nouvelle image de nous-mêmes. En 1981, Serge Moscovici tirait le bilan du vingtième siècle et le qualifiait d’« âge des foules » : il montrait combien l’histoire dépendait en réalité de la manière dont les masses tendent à suivre les leaders politiques dont les charismes fascinent. Peut-être Moscovici n’a-t-il pas, au passage, suffisamment remarqué combien il en va de même dans le domaine du marketing, où les leaders ne sont plus des personnages, mais des produits et des manières de vivre. Nous avons terminé le XXe siècle en prenant conscience que, nous croyant individualistes, nous étions en réalité emportés par la foule en quête d’un leader. Cependant, les nouvelles industries médiatiques donnent à cette réalité une dimension différente.

D’une part, elles entretiennent notre illusion d’indépendance individuelle. Nous avons l’impression d’échapper aux contraintes de notre milieu et de nous exprimer à notre guise dans l'immensité du Web en choisissant nos applications et nos « amis », au lieu d’être soumis à quelques éditeurs de journaux ou à quelques programmes de télévision. Mais d’autre part, ces industries médiatiques gèrent à notre insu notre enfermement dans des communautés de semblables où résonnent, en s’amplifiant, les mêmes idées et les mêmes passions, sans nous confronter aux chocs des diversités, ni même prendre conscience de la variété des points de vue et des opinions. Il en résulte, chez beaucoup d’entre nous, une impression frustrante d’appartenir à une majorité silencieuse qu’aucun pouvoir ni aucun média classique n’écoute ni ne prend en compte.

L’importance des nouvelles industries médiatiques nous révèle par conséquent combien nous n’avons pas convenablement compris la nature même du concept d’information. La définition classique de l’information envisage celle-ci comme un objet symbolique qui relie l'état du monde à la conscience que nous en avons. Dans ce cas, le critère d’une information vraie est le degré de correspondance entre un état du monde réel et la conscience personnelle que nous avons de cet état. Il me semble qu’à la lumière des transformations médiatiques actuelles, une nouvelle définition du concept d’information s’impose. Elle devrait inclure davantage la dimension communautaire ou sociale de sa genèse et de sa détention. Alors la capacité d’évaluer la véracité d’une information devrait s’étendre à une analyse fine des énonciateurs de ces informations. Qui sont-ils ? D’où tirent-ils ce qu’ils savent ? Quelles sont leurs méthodes ? Quelles sont leurs intentions ? De même, lorsque nous sommes nous-mêmes les énonciateurs, informer implique de se demander comment nos interlocuteurs s'approprient nos énoncés. À quels savoirs les connectent-ils ? Quelles passions suscitons-nous chez d’autres ? Même entre semblables, la distance médiatique est une chose redoutable quand il s’agit d’informer. Les nouveaux dispositifs médiatiques nous invitent à faire le deuil de l’idée que la véracité d’une information est une vertu autosuffisante. Les informations partagées sont des objets transitionnels qui cousent et décousent la toile complexe du vivre ensemble.

  • Vous précisez dans l'ouvrage dirigé par Éric Delamotte et à paraître aux Presses de l’Enssib que « l’enjeu est de construire un véritable projet éducatif durable » plutôt que de « multiplier les rustines en fonction des crises ». En France, le rapport Brönner remis au président de la République en janvier 2022 semble aller dans ce sens. Que pensez-vous de ses préconisations, notamment sur le développement d’une initiation à la pensée analytique dès le plus jeune âge ?

 

Le rapport Brönner analyse, à grande échelle, la question de ce qu’il appelle la désinformation. Ce rapport propose une série de mesures qui s’étendent bien au-delà des questions éducatives. Dans son chapitre six, toutefois, le rapport aborde l’apport de l’éducation aux médias. Ce chapitre s’intitule « Une opportunité démocratique : développer l’esprit critique et l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) ». En proposant d’associer en classe une éducation à la pensée critique et une éducation aux médias d'information, le rapport Brönner va effectivement dans le sens de la mise en place d’un projet éducatif durable.

Peut-être vaudrait-il encore mieux ne pas se limiter à éduquer aux médias d’information. C’est aux pratiques médiatiques, au sens le plus large, qu’il conviendrait d’éduquer. La stricte dimension informationnelle est insuffisante. Les médias sont des objets informationnels, certes, mais aussi des objets techniques et sociaux, qui organisent la société aux niveaux cognitifs et passionnels. Comme je l’ai déjà souligné, les pratiques déterminent l’ensemble de nos rapports au monde, aux autres et à nous-mêmes. Envisager uniquement les médias sous l’angle d’une réponse stratégique à la désinformation et aux fake news maintient l’idée que l’information existe a priori et que certains la déforment ou la nient. Or, faire information est une activité spécifique, dans laquelle une personne ou un groupe de personnes élaborent et partagent un discours médiatique, chargé d'éléments rationnels et passionnels, exprimant un état de la réalité, observée ou imaginée. Cette activité implique forcément un point de vue singulier sur les choses et un certain type d’ancrage social. Construire ce récit et l’exprimer devrait être considéré comme un nouveau droit humain, mais assorti de l’obligation de le soumettre à la disputatio, comme dans la tradition scientifique, au lieu de le clamer à tous vents de manière incantatoire. C’est ce paradigme qui est probablement encore insuffisamment approprié par le projet scolaire. Ce dernier reste encore profondément empreint des définitions de l’information et des connaissances livresques héritées de l'école des jésuites. Articuler de manière inventive la multiplicité des récits singuliers médiatisés sur les réseaux, pour construire une conscience complexe du réel est un art qui reste en grande partie à inventer. C’est là probablement le grand défi des écoles d'aujourd'hui, même si Montaigne et Érasme en ont posé les bases il y a longtemps.

  • Le 22 janvier 2022, le décret d’application de la loi Avia a été publié dans le but de responsabiliser les réseaux sociaux. La responsabilisation de toutes et de tous peut-elle être une clé de l'éducation aux médias ?

 

La responsabilisation, au sens juridique, est certes nécessaire. Mais elle ne constitue qu’un garde-fou. L’essentiel de la question réside dans la construction collective d’une éthique médiatique.

  • À propos de l'émission télévisée Téléchat que vous avez créée avec Roland Topor, vous indiquiez que Topor avait une capacité de tolérance et de tendresse exemplaire. Est-ce que ce ne sont pas cette tendresse et cette tolérance qui manquent aujourd'hui à l'ère numérique ?

J’ai connu Topor pendant les quatre années de réalisation de Téléchat, puis deux ans en collaborant à son long métrage « Marquis ». J’ai été séduit et fasciné par sa formidable sensibilité et sa capacité de compassion humaine. Il cachait cela pudiquement sous son apparence de sale gamin, craignant à juste titre de paraître mièvre et bien-pensant. Quand j’étais Groucha, le présentateur vedette de Téléchat, Topor m’a fait dire à l’antenne un jugement impitoyable : « le grand public, ma chère Lola, plus il est grand, plus il est bête ».

À propos d’une qualité, j’évoquerais plus volontiers son inventivité généreuse et ses éclats de rire, deux grands atouts dans « l’art de construire une conscience complexe du réel ». En cela, Topor me semble un humain exemplaire à l’heure des médias numériques. La conscience du réel n’est rien qu’une soumission fidèle à l’ordre des choses. Que deviendrons-nous si nous ne savons pas rêver ? Être inventif et exploser de rire sont nos seules chances de faire de ce monde ce que nous espérons qu’il devienne.

Propos recueillis par Cédric Vigneault le 10/03/2022

[1]https://www.afds.tv/thierry-de-smedt/#fwdmspPlayer0?catid=0&trackid=0 >