Stéphane Bortzmeyer est ingénieur informaticien, spécialisé dans les protocoles Internet, notamment le DNS (système de noms de domaine). Après des études qu’il qualifie de « chaotiques » (il ne recommande pas aux élèves de faire pareil !), il a travaillé dans de nombreuses organisations publiques et privées, sur la gestion du réseau informatique. Il a eu la chance de voir l'Internet se développer et d’en avoir saisi l’opportunité (il recommande aux élèves d'être attentif aux occasions). Il travaille désormais à l’AFNIC, registre Internet des noms de domaines en .fr. Stéphane Bortzmeyer est l'auteur du livre « Cyberstructure. L’Internet, un espace politique » (C&F Éditions).
Après son intervention lors de la journée d’étude organisée le 25 novembre 2020 par l’Enssib et l’Inspé de l’Académie de Lyon, Stéphane Bortzmeyer, ingénieur en réseaux informatiques, partage sa définition de la culture numérique et sa vision de l’information à l’heure de l’éducation aux médias et à l’information (EMI).
1/ Comment définissez-vous la culture numérique ?
Stéphane Bortzmeyer : Personnellement, j'utilise plutôt le terme de littératie numérique, je crois que cela doit être à peu près la même chose. La littératie numérique est la capacité de, non seulement, savoir utiliser les outils numériques (la grande majorité des gens le savent), mais surtout de comprendre ce qu'il y a derrière. Pas au sens où un informaticien comprend comment le réseau marche techniquement, mais au sens où on sait, par exemple :
- identifier sur quel site Web on est (plus de « je l'ai lu sur Internet », savoir lire un URL - une adresse Web n'est pas une coquetterie de technicien, c'est un savoir indispensable pour savoir se situer dans le Web),
- savoir faire une recherche sur le Web (pas juste en tapant un ou deux mots au hasard dans Google et en prenant le premier résultat, comprendre les algorithmes et leur rôle, ainsi que les limites des moteurs de recherche est important),
- pouvoir comprendre les débats touchant au numérique et y développer une opinion personnelle (au lieu de répéter des lieux communs comme « le problème de l'Internet, c'est l'anonymat » ou bien « les jeunes sont trop souvent devant les écrans » ou encore, autres lieux communs, réduire l'Internet au Web et le Web aux GAFA).
2/ Dans le cadre de votre activité, quels rapports entretenez-vous avec cette culture numérique ?
S. B. : Mon activité professionnelle est plutôt centrée sur l'infrastructure de l'Internet, donc loin de cette culture numérique. Néanmoins, en tant que citoyen, je vois les problèmes causés par le manque de littératie numérique lors de chaque débat politique mettant en jeu le numérique, qu'il s'agisse de la 5G ou de la protection de la vie privée.
Il est tout aussi nécessaire de résister à la technobéatitude, qui voudrait nous faire accepter tout ce qui est nouveau, sans regard critique, qu'à un rejet réactionnaire, qui ramènerait à l'époque (bénie pour certains…) où la possibilité de faire connaître ses idées était réservée à un petit groupe.
3/ Quels sont, selon vous, les enjeux de l’information en contexte numérique ?
S. B. : Comme le sujet du moment est le documentaire complotiste « Hold-Up », la question tombe bien. Les enjeux de l'information sont nombreux. Comme je suis tout à fait opposé à un retour à l'époque pré-Internet où seule une minorité avait le droit effectif de s'exprimer, je crois que les questions importantes dans un monde où beaucoup d'informations circulent sont :
- la mise en place de mécanismes de rémunération simples, efficaces, respectant la vie privée, et les particularités du numérique, afin que les créateurs (et pas les intermédiaires) puissent être payés,
- le développement de mécanismes de « qualification » de l'information, pas au sens du gardien qui empêche la publication qu'il n'approuve pas (comme dans la publication traditionnelle) mais au sens de *divers* groupes et individus qui peuvent servir de guides et d'évaluateurs (l'information publiée est trop grosse pour que chaque lecteur puisse tout évaluer lui-même).
4/ Comment l'éducation aux médias et à l’information peut-elle former à la compréhension de ces enjeux ?
S. B. : Elle a du pain sur la planche. Les professionnels de cette EMI savent déjà quoi faire mais je me permets ici de glisser quelques opinions. D'abord, la technique est importante, s'agissant d'un système socio-technique comme l'Internet. Il ne faut donc pas faire l'impasse dessus sous prétexte qu'elle fait peur à certains. Ensuite, il est important de développer une connaissance des mécanismes de production de l'information. De Wikipédia aux journaux télévisés, les conditions de production influencent fortement le contenu de l'information, par exemple le règne de la publicité encourage le « putaclic », les articles faciles, légers et pas chers. Ce putaclic ne vient pas de la bêtise des rédacteurs ou des lecteurs, mais du processus de production.
5/ En quoi cette éducation se distingue-t-elle d’un apprentissage traditionnel ?
S. B. : Dans un monde où l'information est en quantité limitée et difficile à diffuser, l'enjeu traditionnel de l'éducation est de donner accès à l'information. Dans un monde où il y a une quantité énorme d'information, facilement accessible, l'évaluation joue un rôle beaucoup plus important. (L'accès reste un enjeu important, par exemple pour l'information scientifique qui, sans SciHub, serait souvent inaccessible.)
6/ Pourquoi les bibliothèques peuvent-elles participer à l'acquisition par leurs publics d'une culture numérique ?
S. B. : Comme beaucoup d'institutions, les bibliothèques ont été secouées par l'irruption du numérique et surtout de l'Internet. L'activité dédiée à l'objet physique (livre papier puis, pour un court moment, CD-ROM) a tout à coup moins d'importance (sans avoir disparue, bien sûr, il y a de nombreuses raisons de continuer à travailler avec le papier). Comme tout passage de la rareté à l'abondance, celui dû au déploiement de l'Internet va nécessiter de s'ajuster, et de passer de l'accès à l'évaluation. (C'est évidemment une présentation schématisée : l'évaluation existait déjà avant le numérique, et l'accès reste parfois un problème.)
Les bibliothécaires, formés et préparés à la gestion de l'information et à la formation des lecteurs, sont bien placés pour jouer ce nouveau rôle. C'est particulièrement vrai pour les bibliothèques publiques, qui ne sont pas guidées par la loi du profit.
Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron,
Le 10 décembre 2020