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Nikos Smyrnaios
Biographie

Né à Athènes en 1976, Nikos Smyrnaios est titulaire d’un doctorat en Sciences de l'information et de la communication obtenu à l'Université Grenoble Alpes. Depuis 2007, il exerce les fonctions de maître de conférences à l'IUT A de l'Université Toulouse III-Paul Sabatier. Membre du Laboratoire d'études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS), au sein duquel il co-anime l'axe Médias et médiations socio-numériques (MSN), il est également membre associé du Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l’information et la société (GRICIS). Nikos Smyrnaios est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages, dont Les GAFAM contre l'Internet. Une économie politique du numérique, paru en 2017.

Conversation sur la culture numérique avec Nikos Smyrnaios, maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l’Université de Toulouse 3, à propos de l’éducation aux médias et à l’information (EMI)
Interview

Intervenant dans le cadre de la journée d’étude organisée le 25 novembre 2020 par l’Enssib et l’Inspé de l’Académie de Lyon, Nikos Smyrnaios livre sa définition de la culture numérique et nous expose les principaux enjeux de l’information dans un tel contexte.


1/ Comment définissez-vous la culture numérique ?
Nikos Smyrnaios : La culture numérique est un ensemble de pratiques, de savoirs et de représentations en lien avec les outils de communication numériques qui nous entourent au quotidien. En effet, depuis quelques années, nous ne pouvons que constater la montée en puissance des technologies numériques en réseau qui peuplent notre quotidien : sociabilité ordinaire, travail, divertissement, éducation ; la quasi-totalité de notre vie sociale est peu à peu colonisée par des dispositifs numériques. Appareils, réseaux, services en ligne deviennent les adjuvants utiles mais aussi envahissants de notre vie personnelle, professionnelle et citoyenne. Les prendre en considération apparaît comme une nécessité.

Pour autant, on ne saurait isoler et encore moins essentialiser des activités purement numériques, puisque le numérique doit être pensé et conçu comme un équipement de l'activité et non comme son déterminant. Dès lors, l'étude de la culture numérique appelle à saisir simultanément ce qui se passe en ligne comme hors ligne et à prendre en compte les processus historiques, sociaux, politiques et économiques à l’œuvre. Les approches technicistes et marketing, négligent une multitude d'enjeux de la numérisation grandissante du monde social.

 

2 - Dans le cadre de votre activité, quels rapports entretenez-vous avec cette culture numérique ?
N. S. : Sous l’effet des transformations des usages du numérique, l’espace médiatique se fragmente et se diversifie permettant une multitude d’expressions, expertes et profanes. Les journalistes, les politiques, les institutions, les entreprises et les simples citoyens investissent désormais massivement des espaces numériques plus ou moins publics. En s’appropriant les outils de communication en ligne, ils y expriment des opinions, des discours et des idées qui portent des représentations particulières et véhiculent, parfois, des visées stratégiques.

Mais les effets de cet investissement sont contrastés. Si un bouleversement majeur de l’espace public médiatique et politique traditionnel est effectivement à l’œuvre, sa portée et sa signification restent encore à mesurer et à évaluer précisément. En effet, loin de produire des résultats univoques et facilement prédictibles, l’appropriation des médias socio-numériques par les acteurs sociaux, politiques et économiques révèle des problématiques nouvelles et actualise des interrogations plus anciennes quant au fonctionnement proprement politique de nos sociétés.

Dans mon activité de recherche, j’interroge justement ce processus d’appropriation sociale des dispositifs numériques dans l’espace public : Comment fonctionnent les médias numériques (pratiques journalistiques, modèles économiques, type de contenus produits, usages du public) ? Quels usages publics des réseaux socio-numériques (types de discours produits, circulation et structuration des échanges, innovations d’usage) ? Comment et pourquoi les mouvements sociaux, les acteurs politiques et les citoyens s’approprient les outils numériques (pratiques politiques en ligne, information alternative et militante, communication publique) ?

 

3 - Quels sont, selon vous, les enjeux de l’information en contexte numérique ?
N. S. : L’information numérique est au cœur des enjeux politiques de notre temps car elle participe grandement à la formation de nos opinions et de nos représentations du monde. Dans les espaces numériques (sites d’information, réseaux socio-numériques, plateformes de diffusion de contenu, forums divers, etc.), l’essentiel de la production symbolique et intellectuelle se transforme en une suite d’octets, fait l’objet de traitements algorithmiques incessants et circule à travers les réseaux de télécommunications pour être finalement accessible sur des millions d’appareils auprès d’un large public. Cet espace public numérique, avec ses propres caractéristiques sociotechniques et économiques, constitue ainsi une vaste arène où se joue en partie la hiérarchisation et le cadrage des faits politiques. 

Par exemple, comme l’a montré l’actualité récente – de la crise pandémique et des attentats terroristes aux élections états-uniennes –, l’espace public numérique se trouve désormais au cœur de toutes les controverses politiques, scientifiques ou culturelles qui traversent nos sociétés. Le caractère agonistique de la composante politique de l’internet, loin d’un « marché des idées » où le « meilleur gagne », en fait un terrain de lutte où s’affrontent des multiples acteurs qui tentent d’imposer leur interprétation du monde. Ces acteurs, qu’ils soient des États, des organisations, des groupes informels ou des simples individus, déploient un large éventail de tactiques rhétoriques qui incluent l’argumentation rationnelle mais aussi le marketing, la polémique, le discours haineux, la propagande et la désinformation. Se joue ainsi en ligne une bataille entre des points de vue contradictoires, et souvent incompatibles, qui mobilisent toutes les ressources symboliques, techniques et économiques à disposition.

 


 4 - Comment l'éducation aux médias et à l’information peut-elle former à la compréhension de ces enjeux ?
N. S. : L’éducation aux médias notamment numériques a un rôle central à jouer dans cette configuration pour fournir aux publics les outils intellectuels qui leur permettent de situer les discours qui circulent dans l’espace public (qui parle ? qui finance ?), les décrypter (quelle est la signification et l’objectif du message ?) mais aussi les relier au contexte historique, politique et économique de leur énonciation. Ces outils de compréhension permettent de se défendre contre les tentatives de manipulation et d’instrumentalisation (désinformaiton, « fake news », discours de haine), d’articuler les usages, les contenus, les technologies, les modèles économiques et leurs enjeux politiques (p.e. les effets néfastes du modèle publicitaire qui finance l’essentiel des services en ligne comme l’exploitation en masse de données personnelles) afin de contribuer à aiguiser la pensée critique des citoyens.

 

Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron,
Le 4 janvier 2021