Visuel
Nolwenn Tréhondart
© Frédéric Deroche / Enssib
Biographie

Entretien avec Nolwenn Tréhondart, MCF en Sciences de l’information et de la communication - CREM, université de Lorraine (Inspé). Ses recherches portent sur la sémiotique sociale, l’éducation aux médias et à l’information, les pratiques de création réception du livre numérique.

Entretien avec Nolwenn Tréhondart, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l'Université de Lorraine (Inspé)
Interview
  • Vous êtes maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication. Vos recherches portent notamment sur l’analyse des plateformes numériques éducatives. Celles-ci prennent une place de plus en plus importante dans l’éducation aux médias et à l’information : quelles conséquences cette « plateformisation » a-t-elle sur l’enseignement de l’EMI ?
    Mes recherches s’intéressent à la manière dont les plateformes éducatives numériques cadrent et orientent par leur design, leur matérialité, leur « économie scripturaire », et leurs discours d’accompagnement la capacité d’agir de l’éducateur et de ses publics.  Si l’on prend comme exemple la plateforme institutionnelle Pix qui évalue et certifie les compétences numériques à l’intérieur d’un écosystème protégé, il semble essentiel de questionner, en parallèle de son utilisation, les représentations du monde, de l’école, du numérique, de la pédagogie, et de l’EMI, portées par les concepteurs. Malgré ses promesses, un tel dispositif laisse en effet peu de place au débat, à la contradiction, et à la distanciation critique, pourtant au cœur des valeurs de l’EMI, tout en valorisant des capacités d’adaptation agile, de flexibilité et d’individualisation. Pour favoriser le développement de l’esprit critique, il s’agit alors d’adopter en tant qu’éducateur aux médias et à l’information une posture réflexive et éthique face à des dispositifs numériques, qui tendent de surcroit à effacer la figure de l’enseignant et du formateur au profit d’une promesse d’autonomie dans l’acquisition des savoirs.

 

  • Vous abordez le concept de « sémiotique sociale » dans le cadre de vos enseignements en EMI. En quoi cette approche est-elle novatrice ? 
    En EMI, le travail d’interprétation face à une production culturelle est souvent éludé au profit de l’utilisation d’outils de décodage des signes. La priorité est souvent accordée par exemple à l’analyse de l’image comme trace fidèle du réel ou instrument de manipulation du regard, afin d’apprendre à distinguer le vrai du faux. La sémiotique sociale francophone que nous développons avec Alexandra Saemmer, et plusieurs collègues au sein du groupement semiotiquesociale.fr  cherche à remettre le sujet récepteur, ses déterminations individuelles et sociales, au centre de la compréhension du sens produit à partir des signes, sans oublier pour autant l’importance du repérage des stratégies de communication. Notre objectif est d’amener le sujet à s’interroger sur ce qui influence et guide son processus interprétatif à partir de l’observation prolongée d’une image de presse, d’un teaser de série ou encore de l’interface d’un site web de média.

 

  • Vous conduisez un projet de recherche financé par le ministère de la Culture « Interpréter les images chocs en temps de crise sanitaire ». Pouvez-vous nous en dire plus sur les filtres interprétatifs ? 
    Le rapport à l’image d’actualité, notamment dramatique (crise sanitaire, attentats, guerre), s’appuie sur une intense activité émotionnelle et interprétative du sujet, qui se fonde à la fois sur des savoirs culturels, historiques, médiatiques, informationnels mais aussi des raisonnements, des valeurs, des attentes, des croyances, des désirs, des représentations du monde, qui, de manière plus ou moins consciente, influencent notre rapport aux signes. C’est cet ensemble de savoirs culturels, au sens de Barthes, et d’habitudes de pensées plus intériorisées que nous appelons « filtres interprétatifs », et que nous cherchons à faire émerger sur nos terrains. Nos expérimentations ont montré que certains filtres sont facilement verbalisables, comme les références littéraires ou cinématographiques, que l’on peut associer spontanément à la vue d’une image. D’autres filtres sont moins conscientisés ou plus difficilement verbalisables quand ils ont trait à des croyances religieuses, des convictions politiques ou des valeurs familiales..

 

  • Selon vous, quelles pourraient être les pistes pour rester vigilant quant aux fait que nos points de vue sont des constructions, qui jouent dans l’analyse des images que nous donnent à voir les médias ? 
    Pour aborder dès le plus jeune âge la question de la formation des regards, il me semble important de développer dans les lieux scolaires et éducatifs des espaces d’échanges et d’écoute du point de vue de l’autre, permettant de mieux comprendre le rôle des « filtres interprétatifs » qui, chez chacune et chacun d’entre nous, agissent comme des prismes du regard qui construisent et diffractent l’accès à la réalité. La démarche de sémiotique sociale repose sur un travail collectif d’introspection, qui ne cherche pas le consensus ou la conversion, mais  amène plus humblement à accepter que le regard sur la réalité d’une production visuelle est toujours socialement construit. Les ateliers d’interprétation collectifs que nous organisons dans le cadre de nos expérimentations permettent de mettre en lumière ces zones d’ombre en organisant la confrontation argumentée des points de vue.

 

Propos recueillis par Mathilde Larrieu
Le 05 juillet 2022