Entretien avec Kaltoum Mahmoudi, doctorante en sciences de l'information et de la communication et professeure documentaliste. Ses recherches portent sur la place de l’esprit critique dans les discours institutionnels en lien avec l’EMI.
- Former à l’esprit critique est présenté comme une priorité institutionnelle. Pour autant cette éducation ne semble pas toujours accompagnée d’une définition d’enjeux pédagogiques et critiques clairs. Avez-vous des éléments d’explication ?
Effectivement, il y a un décalage entre les ambitions affichées dans les discours institutionnels et les moyens réels de mise en œuvre sur le terrain. Si les éléments d’explication sont nombreux, deux points peuvent toutefois être avancés :
- Le premier tient à la dimension idéologique des discours institutionnels composés de normes, de représentations, de codes et d’idéaux. Si les discours normatifs prescrivent « ce qu’il convient de faire », les acteurs ont néanmoins une liberté d’interprétation et d’actions en fonction de leurs réalités concrètes d’exercice. D’où ce décalage. Aussi, éduquer à l’esprit critique suppose qu’il y ait consensus sur l’objet de cette éducation. Or ce n’est pas le cas et nous avons tendance à l’oublier tant cette formule qu’est l’esprit critique est chargée d’une force d’évidence.
- Le second élément tient à la « forme scolaire » et son organisation propre fondée sur les enseignements disciplinaires même si les éducations à… se multiplient au sein du système scolaire. Mais y-a-t-il (vraiment) une place à l’école pour une éducation critique à l’information et aux médias autonome qui disposerait à la fois d’un horaire dédié et d’un contenu épistémique clairement défini ? A nouveau, nous ne pouvons que relever le décalage entre les discours et les moyens réels de mise en œuvre sur le terrain.
- Vous montrez dans votre analyse de la formule « esprit critique » parmi les discours institutionnels qu’il y a une corrélation entre le terme « radicalisation » et celui de « formation de l’esprit critique ». En quoi est-ce éclairant quant à la fonction donnée à l’EMI par l’institution ?
L’éducation aux médias a toujours eu cette fonction protectionniste dont la finalité est de prémunir les individus (et leurs esprits) contre les effets néfastes des médias. Si l’ÉMI est perçue comme un moyen de protéger les esprits contre les méfaits des infox, du complotisme et de la désinformation, cette fonction protectionniste s’est accentuée depuis les attentats de 2015 en lien avec les phénomènes du djihadisme et de la radicalisation en ligne. En témoignent les préconisations issues de la mission flash du 16 mai 2018 sur la prévention de la radicalisation à l’école qui précisent que « L’ÉMI peut contribuer efficacement (…) à combattre la haine, la radicalisation et l’extrémisme violent[1] ». Mais l’ÉMI n’a malheureusement pas les moyens de ses grandes ambitions. Si l’on peut comprendre cette fonction protectionniste dévolue à l’ÉMI, celle-ci n’aurait-elle pas pour effet de la réduire et de l’appauvrir au détriment d’une réflexion de fond sur sa dimension critique ?
- Dans votre présentation, vous mettez en parallèle ou en opposition l’EMI telle que définie à travers le discours des éditeurs scolaires, et celle, ponctuelle, expérimentale, menée sur le terrain, par les professeurs documentalistes. Quelles en sont les grandes différences ?
L’ÉMI a effectivement deux facettes dans le système éducatif français qui ne s’opposent pas, selon moi, même si elles ne sont pas souvent coordonnées sur le terrain de l’établissement scolaire :
- La dimension normative de l’ÉMI prend la forme d’une éducation transversale ancrée dans les disciplines scolaires au sein desquelles elle dispose d’un horaire dédié et de notions à étudier inscrits dans des programmes. Depuis 2019 et la réforme des lycées, il suffit d’ouvrir un manuel scolaire pour se rendre compte de la présence prégnante d’objets d’enseignement reliés à des savoirs informationnels. L’ancrage disciplinaire de l’ÉMI pose, par ailleurs, la question de son autonomie et de ses territoires. Où commence et où finit l’ÉMI dans les disciplines ? Quelle autonomie des savoirs informationnels au regard des savoirs disciplinaires ?
-Une ÉMI informelle, sans horaire dédié, sans programme, est portée, dans l’enseignement secondaire, par des professeurs documentalistes et des professeurs disciplinaires volontaires à partir d’une pédagogie de projets. Les savoirs informationnels ne sont plus transmis sous le prisme d’une discipline mais selon une approche pluridisciplinaire. Elle reste toutefois informelle, voire dans certains contextes, occasionnelle quand elle n’est pas totalement absente. Ce qui soulève la problématique d’une ÉMI équitable pour tous les élèves.
Par contre, je n’emploierai pas le terme « expérimental » qui figure dans votre question pour qualifier cette dimension informelle de l’ÉMI. Elle est même plutôt « experte » pour deux raisons : car elle est impulsée, le plus souvent, par les professeurs documentalistes qui possèdent une expertise pédagogique et didactique dans le champ de l’ÉMI, et parce qu’elle repose, d’autre part, sur des apprentissages informationnels engagés de longue date qui visent une éducation à l’information notamment. Les professeurs documentalistes comme les éducateurs de l’éducation populaire ont toujours fait de l’ÉMI avant l’ÉMI !
- Votre proposition : parler d’une éducation critique plutôt que d’une éducation à l’esprit critique. Quel serait l’objet de cette formation ?
L’esprit critique se présente dans les discours institutionnels comme un terme galvaudé. Le fondement de la critique, pourtant contenu dans la notion « esprit critique », y est comme gommé, effacé. L’expression éducation à l’esprit critique est également un pléonasme car toute éducation, du latin educarer, ducerer, qui signifie « conduire », « élever », comporte une finalité libératrice et émancipatrice, celle d’éduquer des esprits libres et critiques. L’esprit critique est une notion polysémique investie d’enjeux parfois contradictoires dans les discours institutionnels. Je lui préfère, en effet, l’expression « éducation critique à… » qui tend à replacer ces deux objets que sont l’information et les médias (dans une acception élargie au numérique) au centre de cette éducation et dans une perspective critique. Ce qui suppose, pour les acteurs engagés, de penser cette éducation critique dans une perspective plus large, celle de la culture informationnelle et précisément d’une culture critique qui aujourd’hui est plus que nécessaire pour que les élèves comprennent le monde qui les entoure. La culture comme un moyen d’élever l’esprit.
[1] Communication de Mesdames Sandrine Mörch et Michèle Victory. Mission Flash sur la prévention de la radicalisation à l’école. 41 p.
Propos recueillis par Mathilde Larrieu le 20/05/2022