Les travaux de Stéphanie Wojcik portent sur la politisation, la délibération, internet et ses réseaux socionumériques et la participation
- La citoyenneté numérique, comment ça s’exerce ?
Il est important d’essayer de définir la « citoyenneté numérique », ce qui renvoie en fait aux premières réflexions sur les effets d’Internet dans le domaine politique. Au tout début des années 2000, le « cybercitoyen » est une sorte de « superhéros avant-gardiste capable de promouvoir n’importe quelle initiative civique et politique censée concilier intérêts particuliers et intérêt général » (Pélissier, Evanghelou, 2000, p. 111). C’est d’emblée une figure idéale du citoyen qui se dessine à travers des réseaux informatiques dont la diversification et la sophistication n’avaient pas atteint leur degré actuel. Si une telle conception peut paraître naïve, elle n’en contient pas moins un élément essentiel caractéristique de la citoyenneté à l’ère numérique, à savoir le rapport que l’individu entretient à la communauté.
Aussi, la question de la citoyenneté numérique s’entend d’abord dans une dimension sociale, ce qui se manifeste dans le développement de réflexions sur « l’intelligence collective » (Lévy,1994), les « communautés virtuelles » et les « foules intelligentes », à travers notamment leur incarnation possible dans le WELL ou les newsgroups Usenet (Rheingold, 1995, 2002) lorsque les technologies étaient associées à des idéaux libertaires et de contre-culture, les « coalitions floues » (Castells, 2002), au détriment des organisations permanentes et structurées. Il s’agit ici davantage de s’interroger sur les modes de collaboration, de coopération, sur la construction de collectifs plutôt que sur les rapports plus formels à la politique instituée.
Les conceptualisations des sciences sociales apparaissent marquées par cette approche initiale, sans pour autant que la teneur et les contours de la citoyenneté numérique soient bien stabilisés dans la littérature.
Par exemple, il y a une dizaine d’années, la citoyenneté numérique a pu être définie de manière très large comme la « capacité à participer à la société en ligne » (Mossberger, Tolbert et McNeal 2008, p. 1), les citoyens numériques étant simplement ceux qui utilisent les technologies numériques quotidiennement. C’est donc ici une pratique sociale qui fonde – de façon automatique – la participation à la société politique, ces auteurs défendant la thèse que de la même façon que l’éducation a encouragé la démocratie aux États-Unis, Internet faciliterait de facto l’appartenance et la participation des individus à la société.
En réalité, la citoyenneté numérique semble renvoyer à différentes « figures » du citoyen répondant aux théories de la démocratie sur lesquelles les chercheurs prennent appui (Dahlberg 2011). Selon la figure considérée, la citoyenneté numérique pourra s’exercer différemment. Par exemple, dans une perspective libérale-individualiste, les technologies numériques pourront être appréhendées sous l’angle des opportunités offertes aux individus de pouvoir exprimer leurs intérêts au sein des systèmes politiques libéraux ; elles permettent de transmettre des informations et des points de vue entre les individus dans le cadre de processus décisionnels représentatifs. Cette perspective repose sur une vision du citoyen comme un individu rationnel qui n’a pas le désir ni les compétences nécessaires pour s’impliquer activement dans la gestion des affaires de la cité. Dans ce cadre, chercher à s’informer à partir de sources fiables et contradictoires, poster un avis argumenté dans des espaces numériques contributifs peut être une manière d’exercer sa citoyenneté.
Dans une autre perspective, plus radicale, fondée sur l'auto-organisation de contre-publics, l’accent est davantage mis sur le rôle des médias numériques dans les diverses formes d'activisme et de contestation des pouvoirs institués plutôt que sur l'action rationnelle individuelle. Ici, le citoyen est envisagé surtout dans sa dimension subjective et affective, la perception aigüe de l'exclusion systématique et de l'injustice constituant le fondement de ses actions. Dans ce cadre, diffuser un hashtag ou participer à des challenges sur les réseaux sociaux destiné à publiciser une cause, signer une pétition en ligne peuvent être des moyens d’exercer sa citoyenneté numérique.
Evidemment, ces différentes actions ne s’opposent pas, les individus étant rarement unidimensionnels ! Surtout, aujourd’hui, les espoirs d’une démocratie revivifiée par l’usage des technologies et des réseaux socio-numériques sont assombris par des phénomènes plus récemment mis en lumière tels que la circulation de fausses informations, la polarisation du débat public, l’exploitation de données personnelles à des fins électoralistes, et plus généralement l’exclusion des citoyens de la plupart des choix technologiques (Régnauld, Benayoun, 2020).
- Est-ce qu’on exerce plus facilement sa citoyenneté avec la multiplication des réseaux sociaux et des plateformes ?
La prise de parole, l’expression est sans doute plus facile avec le développement des réseaux sociaux. Mais d’une part, la citoyenneté ne se résume pas à l’expression, et d’autre part, toute expression publique n’a pas nécessairement à voir avec un quelconque exercice de la citoyenneté. Il est toutefois indéniable que l’activité de personnes a priori peu ou pas politisées sur les réseaux sociaux, et notamment Twitter, à travers par exemple l’utilisation de hashtags spécifiques, a pu contribuer à mettre en visibilité des problèmes ayant dès lors fait l’objet d’une mise sur agenda médiatique et politique. De la même manière, l’utilisation par certaines minorités ou groupes racisés de formes de prise de parole par exemple sur YouTube peut contribuer à la reconnaissance des multiples formes contemporaines de l’identité et de ce fait, à l’exercice effectif de la citoyenneté.
- Vous analysez 2 exercices distincts de la citoyenneté, participation sauvage vs participation domestiquée : quels usages cela recoupe ?
C’est une distinction reprise de Laurent Mermet (2007) qui parle de débat public « sauvage » et de débat public « d’élevage » pour désigner, dans le premier cas, des formes spontanées de prises de parole dans une variété de lieux – il évoque à ce moment-là les forums internet par exemple -, et, dans le second cas, les procédures organisées par les pouvoirs publics qui en maîtrisent entièrement les paramètres et l’organisation. Une telle opposition se retrouve lorsqu’il s’agit de considérer les multiples formes de la participation numérique. Il existe d’une part des démarches mises en œuvre par des institutions publiques (par exemple, la plateforme proposée pour le Grand débat national en 2019) et qui s’appuie sur des sites web conçus à partir d’un cahier des charges défini par l’autorité et délimitant les possibles de la participation (par exemple, écrire un commentaire, approuver ou non une proposition, voter,). Et d’autre part, il y a ce que l’on observe sur le web et les réseaux socionumériques, l’expression libre (ou presque car les plateformes commerciales ont aussi des règles de modération) de milliers d’individus, selon des formats plurisémiotiques et a priori déliés des contraintes de l’expression dans les espaces plus formalisés (mais aussi, sans doute, plus proches de la décision politique).
Références citées
Castells Manuel (2002), La galaxie Internet, Fayard.
Dahlberg Lincoln (2011), “Re-constructing digital democracy: An outline of four ‘positions’”, New Media & Society, 13(6), p. 855-872.
Lévy Pierre (1997), L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace, La Découverte Poche/Essais.
Mermet Laurent (2007). « Épilogue. Débattre sans savoir pourquoi : la polychrésie du débat public appelle le pluralisme théorique de la part des chercheurs », in Martine Revel et al. (dir.), Le débat public : une expérience française de démocratie participative. La Découverte, p. 368-380.
Mossberger Karen, Tolbert Caroline J., McNeal Ramona S. (2007), Digital Citizenship. The Internet, Society, and Participation, The MIT Press.
Pélissier Nicolas, Evanghelou Athanassios D. (2000), « Orwell à Athènes : la cyberdémocratie au chevet de la démocratie », Quaderni, n°41 p. 109-138.
Régnauld Irénée, Benayoun Yaël (2000), Technologies partout, démocratie nulle part, FYP éditions.
Rheingold Howard (1996), Les communautés virtuelles, Addison-Wesley.