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© Frédéric Deroche
Entretien avec julien Boyadjian, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lille
Interview

Vos travaux portent sur la sociologie du numérique, et vous avez publié Jeunesses connectées, les digital natives au prisme des inégalités socio-culturelles, aux Presses universitaires du Septentrion, 2022 

  • Votre étude a montré que les jeunes s’intéressent à l’actualité qu’ils suivent sur les réseaux sociaux mais y participent peu : comment expliquez-vous cela ?

    En effet, les jeunes, dans leur grande majorité, s’informent aujourd’hui principalement – mais pas exclusivement – sur les réseaux sociaux numériques (RSN). « S’informer sur les réseaux » ne renvoie pas cependant aux mêmes réalités et aux mêmes pratiques selon les milieux sociaux dans lesquels les jeunes évoluent. Certains usages informationnels des RSN sont très répandus, et peu chronophages : faire défiler des titres d’articles dans sa « time line », lire cursivement leurs chapôs, consommer des informations sous forme de vidéos (comme avec le média Brut par exemple), etc. Les jeunes qui interagissent avec ces contenus informationnels (en les commentant, en les partageant, en les relayant, etc.) sont en revanche bien moins nombreux. La propension à commenter publiquement l’actualité sur les réseaux sociaux dépend de plusieurs facteurs : le contexte politique, la nature des sujets abordés (on a plus tendance à commenter des sujets considérés comme consensuels et peu clivants, comme le réchauffement climatique), et surtout la propension à se sentir légitime à donner son avis, et à ce qu’il soit entendu. Ce sentiment de légitimité, de compétence, est inégalement réparti dans la population, et se retrouve bien plus fréquemment dans les milieux diplômés et cultivés. Commenter l’actualité sur l’espace public numérique, c’est affirmer que l’on se sent pleinement membre de l’agora citoyenne, et que sa voix métrite d’être entendue. Cette réalité est très loin d’être une évidence pour beaucoup de jeunes, notamment dans les milieux populaires. 

 

  • L’enquête montre que le niveau d’intérêt déclaré pour la politique est très genré dans les formations élitistes (2 fois plus important chez les hommes que chez les femmes). Est-ce la même chose dans les formations populaires ? 

    En effet, dans une grande école comme Sciences Po Lille, où la très grande majorité des étudiants sont issus des classes sociales supérieures, on observe une différence significative entre hommes et femmes en termes d’intérêt pour la politique. Ce résultat peut paraître surprenant, d’autant plus dans un établissement qui prépare ses étudiants à exercer des fonctions politiques (au sens large, de direction, d’encadrement) et dans lequel les femmes ont en moyenne de meilleurs résultats. On peut supposer que les femmes ont en fait plus tendance à mettre à distance une conception « classique » de la politique (au sens d’une arène conflictuelle) et sont en réalité davantage intéressées par d’autres manières de faire de la politique (comme l’indique par exemple leur tendance à privilégier les formations préparant aux métiers de l’humanitaire, de la culture, etc.). 

    Dans les formations où l’on retrouve beaucoup d’étudiants issus des classes populaires et moyennes peu politisées, on n’observe en revanche pas de différences significatives entre hommes et femmes en termes d’intérêt pour la politique : quel que soit leur genre, cet intérêt est très faible. Ce qui prédomine ici, c’est un rejet généralisé, ou du moins une mise à distance critique du monde politique, sans que ce rejet s’inscrive dans des logiques genrées.

 

  • L’ouvrage montre que les jeunes ne sont pas surexposé-es aux « fake news », pouvez-vous préciser cette conclusion ?

    Sur Twitter par exemple, les jeunes que j’ai suivis sont très peu nombreux à relayer, ou même à être abonnés à des comptes qui publient des « fake news ». Ce résultat rejoint ceux d’autres enquêtes, qui tendent à montrer que les internautes qui partagent le plus d’infox sont au contraire des personnes d’un certain âge (des retraités) proches des milieux militants. On a tendance à oublier que les « fake news » sont avant tout des produits politiques, au sens où elles invitent à questionner des enjeux de société (en discréditant le point de vue dominant). Or cette volonté de remettre en cause l’ordre établi, de le discuter, nécessite encore une fois de se sentir légitime à donner son opinion et à en débattre publiquement. Il s’agit d’une disposition sociale loin d’être commune à tous les jeunes.

Propos recueillis par Mathilde Larrieu