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© Béatrice Micheau
Biographie

Béatrice Micheau est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l'INSPE Lille et membre du laboratoire GERiiCO de l’Université de Lille

Entretien avec Béatrice Micheau, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l'INSPE Lille et membre du laboratoire GERiiCO de l’Université de Lille
Interview

Médiations et choix pédagogiques en EMI : à qui s'adresse-ton ?

  • En quoi est-ce éclairant de poser la question des médiations dans le cadre de l’EMI ?

       La question des médiations permet de poser la question des rôles et des places de chacun·e dans les actions mises en œuvre au nom de l’EMI. Dans le contexte français, l’Education aux Médias et à l’Information s’inscrit dans le panel des politiques publiques alliant appropriation de savoirs et de savoir-faire et éducation à la citoyenneté. Une de ses particularités est de ne pas seulement se déployer dans le contexte scolaire, mais aussi de faire appel aux institutions culturelles et aux acteur·rice·s de l’éducation populaire. Ces derniers et dernières peuvent d’ailleurs être considéré·e·s, avec les médiactivistes et les instituteur·rice·s Freinet, comme les premier·e·s acteur·rice·s d’une éducation plus ou moins formalisées aux médias et à l’information. Cela entraîne, dans les différentes situations observées par les chercheuses de GERiiCO, une diversité de gestes et de postures éducatives, différentes manières de construire la relation pédagogique, de considérer les publics auxquels on s’adresse. Ce qui se joue dans cette diversité des pratiques en EMI est bien une question de médiation, puisqu’il s’agit de mettre en œuvre des dispositifs éducatifs singuliers, articulant gestes, langages, médias, cultures dans la tentative de dépolariser les situations de communication, de laisser sa place à chacun·e. Poser la question des médiations permet alors de comprendre que cette diversité des postures et des gestes est souvent une traduction des écarts et glissements entre deux pôles extrêmes :  des postures prescriptives visant à fabriquer un « citoyen obéissant » et des postures plus ancrées dans une éducation au politique, où le jeune ou l’adolescent est perçu comme un sujet (politique). 

    Poser la question des médiations permet aussi d’identifier les choix pédagogiques, les places et rôles de chacun·e dans le dispositif d’action. Comment les enseignants coopèrent avec des intervenants extérieurs ? Quelles significations a pour le journaliste le fait de faire de l’EMI ?  Comment les bibliothécaires ou les professeur·e·s documentalistes comprennent puis construisent de nouvelles articulations curriculaires entre éducation à l’information/éducation de l’usager et éducation aux médias/éducation à la citoyenneté ? Quelles manières de faire, quelles valeurs circulent entre une éducation populaire aux médias informelle et militante et une éducation scolaire aux médias formalisée et dé-politisée ?

 

  • Vous montrez dans votre analyse que les dispositifs d’EMI ont tendance à favoriser le récit de soi des élèves/habitants. Est-ce une approche suffisante selon vous ? 

  Aussi bien dans l’éducation artistique et culturelle que dans l’éducation aux médias, le désir de prendre en compte l’élève, l’adolescent, le jeune, comme sujet à part entière entraîne souvent l’instauration de dispositifs de médiation et/ou de création centrés sur le témoignage, le récit de soi. Il semble alors y avoir un glissement entre la volonté de donner la parole aux personnes invisibilisées ou disqualifiées dans les « grands » médias et le fait de limiter cette parole, même très involontairement, à une parole sur soi, ses proches, ses lieux de vie. Il ne s’agit pas ici de dire que créer les conditions d’une telle prise de parole, dans des médias participatifs de quartier, dans des webradios scolaires, n’est pas porteur d’une forme d’exercice de la liberté, de la tentative de faire exister, dans les arènes médiatiques, des voix et des représentations non-hégémoniques. Mais sans doute, avec Michel de Certeau, peut-on voir ici une autre manière de faire avec, de déployer des tactiques au lieu de s’autoriser pleinement à créer les conditions d’une parole stratégique et critique qui porterait à loisir sur tous les objets possibles du monde. 

 

  • Pour quelle raison les politiques publiques de l’EMI en France se présentent en dehors du champ politique ?

Il est difficile pour une chercheurse de cerner définitivement un « pourquoi » à cet impolitisme des politiques publiques de l’EMI. Ce qui est certain est que cet impolitisme n’est pas que celui de l’EMI. Dans leur Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducation à », Angela Barthes, Jean-Marc Lange et Céline Chauvigné montrent bien, avec de nombreux auteur·rice·s, la tendance qu’ont les « éducations à » à affadir la part militante d’éducations informelles qui les ont précédées pour organiser une éducation à la citoyenneté souvent très paradoxale. D’un côté il s’agirait de former l’élève à exprimer son jugement, à argumenter son opinion, à faire preuve d’esprit critique. De l’autre, cet élève serait censé se conformer aux attentes de l’institution et de la nation, attentes souvent résumées dans une formule lapidaire : « le respect des valeurs de la République ». Cette formule transformant alors l’éducation à la citoyenneté en une rééducation visant à amener l’enfant, l’adolescent à adopter les « bons gestes », les « bonnes pratiques ». Ainsi en EMI, la prévention des « désordres informationnels », des risques numériques (cyber-harcèlement, complotisme, radicalisation), est souvent le point de départ des politiques publiques, des appels à projet. Un tel point de départ en fait bien évidemment une question totalement politique mais dont les choix s’effacent derrière un discours de protection.  Si jamais nous voulions répondre à un pourquoi, au-delà d’un constat un peu rapide de panique morale, sans doute faudrait-il mener une recherche sur la transformation idéologique (dans l’école de la nation qu’est l’école française), cachée derrière le passage de principes républicains guidant l’école vers d’ immuables et incontestables « valeurs de la République », se réduisant souvent à une laïcité identitaire. 

Cela n’empêche pas un certain nombre d’acteur·rice·s de construire des dispositifs à vocation émancipatrice à l’écart de ces injonctions, dans le creux de programmes ou vademecum neutralisés, donc laissant de la marge en termes de choix didactiques et pédagogiques.