Arthur Ténor est auteur de livres pour la jeunesse depuis 1998, lauréat de plusieurs prix parmi lesquels le prix Jeunesse du Salon du livre d’histoire de Senlis en 2006 pour La table de feu (éditions Milan), le prix des collèges du Territoire de Belfort et le prix du Salon jeunesse d’Agen en 2010 pour Si vous tenez à le savoir.com (éditions du Masque). Il est le premier auteur pour la jeunesse à avoir proposé le « dénouement à la demande » dans sa série L’elfe au dragon (Seuil Jeunesse) et à avoir inauguré le principe des fins alternatives, accessibles sur une page dédiée de l’éditeur (Pocket Jeunesse), pour son roman Le livre dont vous êtes ENCORE la victime. Se décrivant lui-même comme « explorateur de l’imaginaire », il est notamment connu pour ses récits historiques et ses séries d’heroic fantasy. Il s’intéresse également beaucoup à l’innovation et a écrit plusieurs romans mettant en scène des adolescents aux prises avec la culture numérique, parmi lesquels La théorie du complot et La guerre des Youtubeurs parus respectivement en 2018 et 2020 aux éditions Scrineo. Son roman, Je suis Charliberté !, écrit après l’attentat à Charlie Hebdo et publié en 2016 toujours chez Scrineo, est devenu un titre très étudié dans les collèges.
Photo : © Collection particulière
1 - Pourquoi utiliser la fiction pour faire passer des messages auprès du jeune public ?
Il me paraît important de souligner que je n'écris pas pour faire passer des messages. Je suis d'abord et avant tout un créatif. J'ai commencé ma carrière avec des romans d'heroic fantasy, des aventures policières ou encore des thrillers fantastiques. Mon champ d'expression s'est ouvert après quelques années sur les romans historiques, parce que j'y trouvais aussi l'aventure, des héros extraordinaires, des personnalités d'exception, et aussi ce qui me touche, comme tout un chacun : le triste spectacle des misères humaines, les injustices, la méchanceté au quotidien ou institutionnalisée… Et puis je suis un être humain qui a ses sensibilités et éprouve parfois le besoin de les exprimer. Je le fais au travers de mes romans puisque c'est mon métier. On y trouvera en toile de fond mes indignations, mes émotions, mes peurs, mais aussi mes raisons d'être positif et optimiste. J'ajoute qu'il n'y a pas que le passé, ou l'ailleurs qui m'intéressent ; le présent, l'ici et l'avenir tout autant. C'est pourquoi j'ai encore élargi mon champ d'expression à des thématiques très ancrées dans le réel. Ce sont des romans évoquant les difficultés et les malheurs de nos sociétés, qui pourtant auraient tout pour n'être que progrès, respect, humanisme et bonheur collectif. En fait, j'écris des fictions qui font passer des messages simplement parce qu'elles abordent ces sujets graves et fondamentaux. C'est au lecteur d'y trouver des leçons de vie, par la force de l'exemple ou celle de l'expérience (si l'on admet que la lecture est une forme d'expérience de vie, grâce à l'imagination et à l'identification aux héros). Je tiens juste à préciser que je prends garde à ne pas donner des leçons ou dire le bien et le mal, tel un militant ou un moralisateur. Je mets en scène des événements, qui pour moi sont des aventures, fussent-elles très ordinaires, en y instillant des réflexions, des évidences, des émotions qui sont miennes. Charge à mes jeunes lecteurs d'en faire leur miel.
2 - Comment choisissez-vous les sujets que vous traitez ?
À l'émotion ! Et puis un peu aussi parce qu'ils suscitent ma curiosité. J'évoquais en réponse à votre question précédente les grandes évolutions de ma carrière d'auteur. Celle qui m'a amené à écrire davantage sur des sujets de société a été provoquée, très brutalement, par un événement particulièrement douloureux, à savoir la série d'attentats de janvier 2015. Cela a réveillé en moi un feu qui s'était presque éteint avec l'âge, celui d'éprouver le besoin d'exprimer mes sentiments et mes émotions sur le monde dans lequel je vis. Ainsi, j'ai tout à coup réalisé à quel point notre si chère liberté d'expression était en danger. Cela a pris corps dans mon roman Je suis Charliberté ! (éditions Scrineo, 2015) Autre exemple avec La guerre des Youtubeurs (éditions Scrineo, 2020), où j'essaie de montrer comment la cruauté de certains peut trouver un nouveau terrain de jeu sur les réseaux sociaux. Ou bien encore, j'ai pu formuler mes inquiétudes sur le réchauffement climatique dans L'avertissement des abysses (éditions Le Muscadier, 2019). En somme, ce n'est pas vraiment moi qui choisis mes sujets, mais eux qui s'imposent à moi.
3 - Y a-t-il des spécificités ou contraintes attachées au fait d’écrire de la fiction véhiculant un message ?
Le principe – mais ce n'est pas une stratégie pédagogique mûrement réfléchie, plutôt de l’instinct et de l'intuition – c'est que les situations que je décris doivent être suffisamment crédibles et fortes émotionnellement pour que, si message il y a, celui-ci soit perçu sans qu'il soit nécessaire de l'imposer. Les contraintes pour mes romans « engagés » sont les mêmes que pour toute autre œuvre de fiction destinée à un jeune public. Suivant l'âge, il faut veiller à ne pas perdre son lectorat par des intrigues trop alambiquées, ou le lasser par un excès de discours lénifiants ou des références qui ne lui parlent pas. Ce qui est certain, c'est que plus les personnages que je crée, les milieux sociaux et les environnements dans lesquels ils évoluent, sont proches de ceux de mes lecteurs, plus l'impact sera fort. Parfois, je renforce celui-ci en adjoignant, en annexe à ma fiction, un témoignage (celui de la mère d'un enfant harcelé, par exemple), ou bien un rappel documentaire sur un fait divers ou un événement historique.
4 - Comment être sûr que votre message sera bien compris, qu’il n’y aura pas de malentendu ?
Comme nous le rappelle l’expression, « on n'est jamais sûr de rien ». Ce serait très présomptueux. J'écris, je décris, je provoque des situations, je mène les événements de manière aussi cohérente que possible jusqu'à leur dénouement… Bref, je fais de mon mieux tout en sachant que l'interprétation m'échappe. D'ailleurs, j'essaie de ne pas trop y penser durant mon travail. Par expérience, je sais qu'il se trouvera toujours des lecteurs pour voir des intentions là où il n'y en a aucune, ou le contraire. Quant à la compréhension… Je pense qu'un roman a le pouvoir de provoquer des prises de conscience qui ne demandaient qu'à surgir, tel le catalyseur dans l'athanor de l'alchimiste. Parce que, par ailleurs, un long et profond travail éducatif ou de réflexion aura été mené. Une fiction est certainement la plus efficace des étincelles pour allumer des petites lumières de lucidité dans l'esprit des lecteurs.
5 - Vos livres s’adressent aux jeunes mais sont-ils lus et utilisés aussi par les adultes ? Par des enseignants comme supports de cours ou des parents désireux de mieux comprendre leurs enfants ?
Oui, certains de mes romans ont vraiment trouvé leur place dans la panoplie des outils pédagogiques que le monde enseignant utilise au quotidien, et c'est pour moi un grand bonheur. Ainsi, mon roman sur le harcèlement scolaire, L'enfer au collège (éditions Milan, 2019), sert de support à de nombreuses actions éducatives. Ce petit livre a aussi trouvé sa place dans certains foyers où ce problème sociétal se pose. J'ai ainsi reçu des messages de parents qui m'ont remercié d'avoir écrit ce livre, parce qu'il les a aidés à libérer la parole d'un enfant en souffrance. Après la sortie de Guerre des idées au collège (éditions Scrineo, 2017), j'ai reçu pour la première fois des invitations à des rencontres en collège à la demande de professeurs d'histoire. Car, pour eux, cette fiction constituait un excellent support pour évoquer la laïcité et la loi de 1905. D'autres romans ont été intégrés à des projets ambitieux associant rencontres avec un auteur et d'autres professionnels (journalistes, illustrateurs, etc.), expositions, productions d'art plastique, création d'un blog dédié et même d'une application pour smartphone ! Je pense là à ce qu'a réalisé le collège Victor Hugo de Saint-Yorre à partir de mon livre Je suis Charliberté ! sur la liberté d'expression et la caricature de presse.
6 - Vous évoquez le pouvoir de la fiction grâce à l’émotion et au phénomène d’identification qu’elle suscite chez le lecteur. La fiction peut-elle vraiment déconstruire des opinions fausses ?
Délicate question. Je ne suis ni sociologue ni pédopsychiatre, mais je suppose que déconstruire est un travail de longue haleine, impliquant plusieurs intervenants, divers outils, beaucoup de patience et de bienveillance. La fiction jeunesse, si elle est assurément un outil de « construction » du sens critique des jeunes, peut logiquement contribuer à la déconstruction du pire. Nous le savons, lire c'est apprendre, par exemple à repérer certains pièges du monde moderne. Là où la fiction ne doit pas avoir beaucoup d'effet, c'est sur les esprits les plus radicalisés (par leurs parents ou les influenceurs). Je ne pense pas spécifiquement aux extrémismes religieux. Un jeune qui vit dans un foyer où l'on est farouchement opposé à la vaccination, sera peu perméable à une déconstruction par la fiction grâce à laquelle il apprendrait tous les bienfaits de cette protection contre la maladie. Encore que… il faudra que j'y réfléchisse.
7 - N’y a-t-il pas un danger à passer uniquement par l’émotion ? Quelles sont les limites au rôle que peut et doit remplir la fiction ?
Votre question suggère, et fort justement, que l'émotion est un vecteur très puissant d'influence. À l'évidence, c'est une arme de persuasion massive. Utilisée par des esprits malsains ou malintentionnés, elle peut être en effet redoutablement dangereuse. Comme je pense n'être ni malsain ni malintentionné, je ne fixe aucune limite au rôle que doivent remplir mes fictions, et c'est tant mieux si je réussis à susciter une émotion inspirante. Pourquoi le ferai-je si je crois que mes convictions sont salutaires et sages ? Mais le sont-elles ? Un opposant à la liberté d'expression pourra m'accuser d'avoir utilisé la fiction et l'émotion pour faire passer mes opinions sur le sujet, donc de contaminer les jeunes esprits. En somme, je ne peux vous donner qu'une réponse très personnelle qui mérite débat, qu'on ne tranchera sans doute jamais.
Propos recueillis par Véronique Heurtematte le 23 juin 2021