Visuel
Alexandra Saemmer
-
Biographie

Alexandra Saemmer est professeure à l'université Paris 8 Saint-Denis, codirectrice du Centre d'études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (CEMTI). Ses travaux de recherche portent sur une approche sémiotique et rhétorique du discours numérique, la lecture sur support électronique et la littérature numérique. Son dernier ouvrage, Éducation critique aux médias et à l'information en contexte numérique, qu'elle a codirigé avec Sophie Jehel, a été publié aux Presses de l'Enssib.

Alexandra Saemmer, professeure des universités et codirectrice du Centre d'études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (CEMTI) à l’Université Paris 8
Interview

1/ Comment faire face à la méfiance grandissante des jeunes vis-à-vis des médias traditionnels dont vous faites le constat ?
Cette tendance va parfois de pair avec une méfiance plus générale envers les « élites », comme j’ai pu le constater sur des terrains d’enquête universitaires et scolaires. Si des thèses complotistes peuvent renforcer cette tendance et inquiéter les enseignantes et les enseignants1, la méfiance peut pourtant également être vue – de façon plus positive – comme une prise de conscience de ce qui « cadre » les discours médiatiques. L’éducation aux médias et à l'information qui, ces dernières années a beaucoup mis l'accent sur le décodage critique de la production médiatique, a d’une certaine façon encouragé cette prise de conscience, en montrant que les discours médiatiques s’inscrivent dans un écosystème politique, technique et marchand.
Je pense que ces initiatives vont en réalité dans le bon sens, et que la méfiance peut être valorisée en contexte pédagogique. Il ne s’agit pas de cacher aux apprenants que toute production, que ce soit dans un grand média institutionnel ou un média alternatif, est effectivement, par définition, une médiatisation de la réalité qui opère une sélection dans ce qu’elle transmet, bien au contraire ! Un journaliste sur le terrain, aussi objectif soit-il, ne peut pas tout saisir, ce qui ne veut pas dire que l’information qu’il transmet est forcément fausse.

Je me souviens d'une trottinette incendiée sur les Champs-Élysées pendant la crise des Gilets jaunes qui avait été photographiée sous deux angles, un qui la magnifiait, avec le feu comme un brasier au centre de l'image donnant une impression d'apocalypse, et l'autre qui la montrait toute petite, oubliée dans un coin. Ce qui est intéressant en contexte pédagogique, c'est de se demander pourquoi tel ou tel angle avaient été choisis, et de déplacer ainsi la question du vrai ou du faux vers une interrogation sur les motivations possibles du producteur de l'information.

Pour aborder ces notions, on peut faire des exercices très simples avec les apprenants en leur demandant de sortir de la salle de classe et d’essayer de capter un événement. Chacun va produire, à travers son focus subjectif, une image spécifique de ce qu’il considère être la réalité et à partir de là, on pourra engager une réflexion sur ce que ça veut dire de produire un discours sur le Réel, d’être un « média ». Il n’y a pas de point de vue neutre sur la réalité, ce qui ne veut pas dire pour autant que toute production médiatique relève du mensonge, ou que toutes les productions se valent.

 

2/ Peut-on aborder tous les sujets avec de jeunes élèves ?
Je n'ai pas de réponse miracle à cette question, mais je pense néanmoins qu'il ne faut pas avoir de sujets tabous. L'exemple des caricatures de Mahomet montre bien qu'il ne faut pas s'interdire d'aborder ce genre de production culturelle avec des jeunes, mais qu'il faut absolument essayer de trouver le bon cadre pour les présenter. L'éducation aux médias et à l'information mobilise souvent des approches critiques de l'image, pour faire la distinction entre le vrai et le faux, entre la bonne et la mauvaise information. En fait, il me semble que ce serait important de se détacher un peu de la seule étude des contenus et de leur « validité », et d'essayer d'aider les élèves à expliquer les raisons de leurs réactions, par exemple de colère, face à des productions médiatiques, sans opposer frontalement les valeurs de la République, qui sont bien sûr à respecter dans le cadre scolaire, et d'autres systèmes de valeur que les élèves peuvent porter.

 

3/ Ce que vous évoquez, c'est la méthode auto-réflexive que vous pratiquez avec vos étudiants. Peut-on vraiment l'utiliser avec des scolaires ?
Des expérimentations récentes ont été menées, notamment dans le cadre de l'Inspe de Lorraine, avec des résultats assez probants. L'enseignante qui les a réalisées a exploré avec les élèves d'autres formes d'expression que le discours verbal pour mettre en œuvre cette auto-réflexivité sur ce qui cadre nos points de vue sur le réel : notre éducation, nos systèmes de valeurs, nos croyances… Elle a par exemple invité les élèves à spatialiser leur point de vue à propos d'une production culturelle en leur demandant de se déplacer vers des affichettes réparties dans la classe qui représentaient les différents points de vue que l’on pouvait adopter face à une image de presse. Elle leur a aussi proposé de réaliser des collages, d'écrire ou dessiner dans une image pour donner corps autrement à leur point de vue.

 

4/ Pensez-vous qu'il faudrait créer une discipline EMI à l'école, au même titre que la géographie ou les mathématiques ?
Compte-tenu de l'importance des médias dans notre société, cela ne me paraîtrait pas exagéré de réserver un véritable créneau à ce sujet. Lors de la table ronde que j'ai animée le 26 mai à l'Enssib, j'ai été frappée par les témoignages des participants qui montraient que, faute d'espaces réservés à l'éducation aux médias et à l'information dans les programmes, il est très difficile de mettre en place une action dans ce domaine. Or j'ai la conviction que cet enseignement doit se faire à l'école, et non pas seulement dans les activités extrascolaires.

 

5/ Vous êtes spécialiste de la lecture numérique. Est-ce que ce type de lecture change notre perception de l'information ?
C'est une question complexe car les pratiques lectorales sont en pleine évolution depuis l’arrivée massive des écrans dans notre vie. L'amélioration de la qualité de ces écrans rend la lecture numérique plus confortable. Mais ce qui change notre perception, c'est surtout le média par lequel l'information est consultée. Sur les réseaux sociaux, des informations de natures les plus diverses se côtoient dans un flux incessant. Nous accédons à un article de Libération, par exemple, parce que le titre ou l'image nous attirent ou parce qu'il a été signalé par un de nos contacts, ce qui crée une contextualisation complètement différente du fait de passer par la Une du journal. Cette pratique de consommation de l'information d’actualité sur les réseaux sociaux, devenue prépondérante, de même que le fait de la lire de plus en plus sur le tout petit écran de notre téléphone, change forcément la réception qu'on en a.

Pour revenir au milieu scolaire, la situation est paradoxale, entre des enseignants qui alertent régulièrement sur les dangers de l'écran pour les jeunes, et l’Éducation nationale qui a récemment misé massivement sur les enseignements numériques pendant la crise sanitaire. Une étude menée en Allemagne, sur un échantillon certes très petit d'élèves et donc pas forcément représentatif, montre que les acquisitions des connaissances en télé-enseignement équivaut à celles faites par les devoirs à la maison pendant les grandes vacances, ce qui n'est pas très satisfaisant. Il faudra compléter ces premières études exploratoires, puis faire un bilan scientifiquement solide de ces expériences d’enseignement via écran pour préparer la suite plus sereinement.

 

Propos recueillis par Véronique Heurtematte le 17 août 2021

 

1  Pour la suite de la retranscription de l'entretien, la rédaction a suivi l'expression orale employée qu'il faut prendre au sens inclusif.