Denis Caroti est enseignant de physique chimie dans le secondaire et chargé de mission depuis 2016 au rectorat de l’académie d’Aix-Marseille pour la formation des élèves et des enseignants à l’esprit critique. Il est également doctorant en philosophie pour une thèse sur la pensée critique et la formation des enseignants au sein du centre Gilles-Gaston Granger d’Aix-Marseille Université. Il est codirecteur de l’ouvrage « Esprit critique : outils et méthodes pour le 2nd degré » paru en 2019 aux éditions Canopé.
Photo : © Laurence Honnorat - Innovaxiom
1. Qu’est-ce que la zététique et comment l’utiliser dans la formation à l’esprit critique ?
Denis Caroti : Ce terme, qui vient du grec, désigne à l’origine le courant philosophique qu’on associe aux sceptiques. Il a été repris dans les années 1980 en France par Henri Broch, professeur de physique à l’université de Nice, pour désigner l’application de la méthodologie scientifique à l’étude des phénomènes étranges et paranormaux, aux croyances non fondées. L’intérêt pédagogique de la zététique, c’est de formaliser l’utilisation d’outils relevant de l’esprit critique tels que le tri et l’analyse des informations, la capacité à faire la distinction entre croyances, connaissances et opinions, l’évaluation de la fiabilité des preuves, en les appliquant à des sujets accessibles, qui suscitent généralement la curiosité, afin que ces outils puissent ensuite être utilisés sur tous types de sujets, et que les personnes puissent développer ainsi un réflexe d’autodéfense intellectuelle.
2. Le tri et l’évaluation des informations sont au cœur du métier de bibliothécaire. Les bibliothèques sont-elles pertinentes sur le terrain de la formation à l’esprit critique ?
Denis Caroti : Oui, tout à fait. Les bibliothèques ont plusieurs atouts, en particulier leur proximité avec le public. Le bibliothécaire bénéficie d’une image différente de celui de l’enseignant, perçu comme le « sachant ». On fait confiance aux bibliothécaires pour leur connaissance des médias et la fiabilité des sources qu’ils proposent. Cet atout est cependant à double tranchant. L’écueil à éviter pour les bibliothécaires, selon moi, c’est de donner trop d’importance aux sources. En formation, un enseignant documentaliste m’a dit un jour que, s’il n’avait pas la source d’une information, il la jetait à la poubelle. C’est un peu radical ! La source est importante, certes, mais le contenu tout autant : la qualité des arguments, les connaissances déployées, les preuves apportées. La source éclaire, invite à la nuance mais elle ne peut pas dicter l’importance du contenu. J’inviterais les bibliothécaires à avoir confiance en eux-mêmes pour travailler aussi sur les contenus, les arguments, les preuves, et pas seulement sur les sources. Ce sont les deux ensemble, source et contenu, qui font une bonne pensée critique. Nous ne sommes pas des spécialistes des sujets mais des méthodes qui permettent de les appréhender. On peut affirmer qu’un consensus scientifique sur le réchauffement climatique a plus de poids qu’un tweet de Donald Trump mais en sachant pourquoi il est raisonnable de déléguer sa confiance aux rapports du GIEC plutôt qu’au seul témoignage d’une personne !
3. En quoi consiste la collaboration entamée depuis 2019 entre le Cortecs et la bibliothèque d’Aubagne et comment va-t-elle se poursuivre ?
Denis Caroti : Le Cortecs a assuré plusieurs jours de formation pour les bibliothécaires de la médiathèque d’Aubagne qui souhaitaient être formés à l’esprit critique avec l’objectif d’intervenir auprès des scolaires dans les collèges et lycées. Nous avons monté des ateliers pour travailler sur les différents concepts de l’esprit critique, comme le principe de parcimonie des hypothèses, les arguments fallacieux, l’échelle des preuves. Les bibliothécaires ont ensuite retravaillé ces ateliers et les ont adaptés pour construire des séquences pédagogiques en direction des élèves. C’est une belle collaboration, mutuellement enrichissante, que nous allons poursuivre sur deux axes. En réponse à une demande des bibliothécaires, nous allons travailler sur la manière d’aborder la théorie du complot avec les élèves, ce qui n’est pas une mince affaire ! Le second axe concerne l’évaluation des effets des ateliers sur les élèves. Nous allons utiliser des protocoles assez classiques comme avoir un groupe test et un groupe contrôle, faire des mesures avant et après les interventions, et voir s’il y a une évolution plus favorable pour un groupe que pour l’autre. Ce qui est compliqué, c’est de déterminer ce qu’on va mesurer : un taux d’adhésion à des croyances non fondées ? La capacité à se remettre en question ? Les compétences analytiques ? Il existe beaucoup de mesures de l’esprit critique mais elles dépendent souvent de la définition qu’on en donne. En France, on en est un peu à la traîne pour l’instant sur ce sujet qui n’a jamais été vraiment formalisé. Il y a actuellement un important travail conduit dans le cadre d’un projet financé par l’Agence nationale de la recherche pour essayer de trouver une standardisation des questions qui permettrait de mesurer à un moment donné ce qu’on appelle l’esprit critique, mais pour l’instant ce questionnaire n’est pas finalisé.
4. Qu’en est-il de la formation des adultes à l’esprit critique ? Est-ce plus difficile que pour les jeunes ?
Denis Caroti : C’est effectivement un peu plus délicat de former les adultes qui ont déjà construit leur mode de pensée, leur vision du monde, élaboré des mécanismes qui fonctionnent pour eux. Mais l’avantage c’est qu’on a affaire à des personnes qui ont plus de connaissances que les élèves, ce qui les aide à prendre du recul, à faire plus facilement des mises en contexte.
Propos recueillis par Véronique Heurtematte le 22 juin 2021